Job Sodjinou : « En humanisant les prisons et en rééduquant les détenus, c’est le pays, les biens et l’économie qui sont protégés.»

Job Sodjinou en a surpris plus d’un en Côte d’Ivoire en instituant l’inédit. L’homme est un défenseur farouche des droits humains et particulièrement des droits des détenus. A travers son organisation, telle une mère qui condamne l’acte répréhensible de son enfant sans le rejeter, Job Sodjinou consacre sa vie à humaniser les prisons. Quelle est la motivation d’une telle initiative ? Nous avons rencontré le président et fondateur de l’ong N’gboadô.

Quel est votre parcours ?

Je suis né et j’ai grandi dans un quartier précaire dans la commune de Port-Bouët. J’ai intégré l’école primaire publique en classe de CE2 (Ndlr : Cours élémentaire 2e année) parce qu’avant cette classe, je fréquentais les écoles de maison et ma mère a dû utiliser ses économies et son fonds de commerce pour nous inscrire à l’école publique. Parfois nous allions dans le camp militaire de la zone aéroportuaire pour faire la lessive des militaires qui, en retour nous donnaient des restes de leurs repas. Après le bac D, je ne pouvais pas intégrer l’université publique de Côte d’Ivoire parce que je suis de nationalité béninoise. A défaut des études de médecine dont je rêvais, j’ai dû suivre des cours en comptabilité.

Comment vous retrouvez-vous en Europe, en Suisse précisément ?

En 2005, lorsqu’on entame la deuxième année d’étude de comptabilité, mon frère aîné me fait une proposition, celle de me faire partir en Europe. J’accepte tout de suite parce que c’était un rêve d’enfant qui se matérialisait. Malheureusement la réalité était différente du rêve. Première désillusion, je suis logé dans un studio avec 15 autres personnes. Ensuite, je me retrouve dans un environnement que mes valeurs ne me permettaient pas supporter. Je suis donc rejeté. Dans cette même période, je fais une dépression et je trouve le réconfort dans un vice : la drogue.

Dans vos prises de parole, vous mentionnez l’épisode de votre incarcération en Suisse, était-ce lié à ce vice ?

Non pas du tout heureusement d’ailleurs ! Dans cette vie d’insouciance et de débauche je rencontre une fille qui va arriver à me sortir de là. Au fur et à mesure, je trouve la face de Dieu et je m’engage dans ma communauté religieuse. Je reprends le chemin de l’instruction par des formations en leadership en m’inspirant des parcours d’hommes tels que Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela et Jerry Rawlings. En 2009, pendant cette période où je me reconstruis, je suis interpelé et arrêté lors d’un contrôle de routine pour des problèmes de papiers. Je suis détenu à Lausanne, loin de ma communauté religieuse pendant 18 semaines.

Comment vivez-vous ces 18 semaines de détention ?

La loi permettait qu’en détention administrative, chaque détenu ait droit à quatre visites par jour. Et chaque jour, j’avais quatre visiteurs qui faisaient plus de 145 km entre Lausanne et Solothurn (où se trouvait l’église), pour être avec moi et m’aider à surmonter cette épreuve, contrairement à mes codétenus qui étaient seuls. J’ai voulu me rendre utile en donnant des cours d’alphabétisation à certains détenus. Je partageais également les vivres qu’on m’apportait.

Peut-on dire que l’idée de venir en aide aux détenus part de cette expérience ?

Pendant ma détention, ma nièce qui est orpheline était admise en classe de 6ème et j’étais la seule personne sur qui elle comptait pour assurer ses frais de scolarité. Étant en prison je n’avais pas les moyens pour tenir cet engagement. Là encore c’est une amie de la communauté qui a pris sur elle d’envoyer de l’argent au pays pour que ma nièce soit scolarisée. Ça m’a fait comprendre qu’une personne en détention, c’est toute une famille qui est privée de choses élémentaires. En lisant des discours de Martin Luther King, j’ai été touchée par une citation qui dit : « l’expérience n’est pas ton vécu, mais c’est ce que tu en fais qui le devient ». J’ai donc compris que j’étais outillé pour défendre la cause des détenus. Je décide de revenir en Côte d’Ivoire à ma sortie de prison.

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Comment vos proches accueillent cette nouvelle du fils prodige qui revient d’Europe pour aider des détenus ?

En janvier 2010, je reviens en Côte d’Ivoire et l’ONG N’gboadô voit le jour trois mois plus tard. En général, les organisations non gouvernementales ont mauvaise presse ici car le nombre de personnes qui crée des ONG pour soutirer de l’argent aux donateurs est important. La famille a eu du mal à accepter mon retour. Parce que je reviens sans voiture, sans argent. Pire, je m’installe chez mon frère. Pour la famille c’était une humiliation.

Que signifie N’gboadô ?

Le terme N’gboadô on le retrouve dans quatre langues africaines. En langues Agni et Baoulé de Côte d’Ivoire le mot désigne « l’igname prêt à être consommé », en langue Dan de Côte d’Ivoire N’gboadô signifie « je suis rassasié » et en Fan du Bénin, on traduit le mot par « espérance ».

Quels étaient les principaux défis auxquels vous étiez confrontés ?

Au début nous tenions nos réunions dans des maquis. Par la suite, une bonne volonté a bien voulu nous céder un local d’une pièce totalement délabré que nous avons réhabilité pour en faire notre siège. Mais ça a été de courte durée parce que la crise ivoirienne se déclenche et le propriétaire est obligé de vendre son local. Nous avons dû quitter “notre siège“ avec le seul meuble qui nous servait de bureau pour nous retrouver au balcon d’un ami pour tenir nos réunions. Dix-huit mois plus tard, mon frère m’aide à avoir un appartement de deux pièces qui me sert à la de domicile et de siège pour l’organisation. A un moment donné, la condition pour bénéficier de financement était soit changer de nom ou soit changer notre objet. Mais nous n’avons pas flanché.

L’une de vos actions phare est l’opération « prison propre et concert ». Comment un anonyme réussit-il à faire chanter des artistes dans des prisons et gratuitement ?

J’ai choisi d’associer des chanteurs connus tels que Kajeem, Nash ou encore Wêrêwêrê Liking, à l’ONG N’gboadô parce qu’étant en détention, la musique était un réconfort pour nous. Je rencontre ces artistes à qui j’explique mon projet et en quoi ils peuvent aider N’gboadô à porter ce message d’espoir dans nos prisons. Pour la première édition de l’opération « prison propre et concert » le 26 septembre 2014, dans la prison de Grand-Bassam, des artistes nous accompagnent et l’opération est un succès que nous réitérons en 2016 à la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (MACA). C’était inédit !

Vous avez réhabilité un bâtiment à la MACA, construit un centre de formation aux métiers culinaires, une bibliothèque et plusieurs autres projets en cours. Où trouvez-vous le financement pour de telles réalisations ?

En 2016, l’ambassade de Suisse accompagne l’opération « prison propre et concert « à la MACA. Elle se propose de nous appuyer financièrement dans nos projets. Nous décidons de réhabiliter le Centre d’Observation des Mineurs de la MACA. C’était la première fois que nous bénéficions d’un appui aussi important :  dix millions de francs CFA. En plus de l’ambassade de Suisse qui est notre principal donateur, des particuliers, des organisations sœurs et entreprises nous apportent une aide financière et matérielle, nous organisons des actions de solidarité, confectionnons des articles et gadgets que nous commercialisons.

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Après huit années d’existence, croyez-vous que vos actions ont un réel impact ?

Aujourd’hui, l’État ivoirien a créé un service socio-éducatif dans les 34 prisons que compte le pays. Sur le terrain, c’est-à-dire dans les quartiers, nous avons des bénévoles qui servent de points focaux. Nous avons pu mettre en place un réseau d’ex-détenus avec qui nous travaillons et qui sont nos porte-paroles auprès d’autres ex-détenus pour faciliter la réinsertion. Les mineurs de la MACA peuvent développer des compétences dans les domaines artistique, culinaire, informatique et cosmétique grâce au centre de formation que nous construisons. Une bibliothèque sera ouverte sous peu avec plus de 1.250 ouvrages offerts par l’ambassade de Suisse en plus du réfectoire de 200 m2 pour ses mineurs en détention. Aujourd’hui le citoyen lambda comprend qu’en humanisant les prisons et en rééduquant les détenus, c’est le pays, les biens et l’économie qui sont protégés.

Êtes-vous fier de tout ce que vous accomplissez ?

Je suis reconnaissant à Dieu,  et aux personnes et institutions qui croient en nous. Toutefois, le chemin est encore long. La Côte d’Ivoire doit s’inspirer des pays comme la Suisse et le Rwanda. Nous ne devons plus avoir peur des prisons. Notre objectif est de présenter les prisons comme un modèle économique. Faire en sorte que les détenus développent des compétences pour ne plus que nos prisons soient des charges pour les citoyens.

 

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