Le bar à lecture : MOTEMA

Moke, Skol-Primus

Paris nous embaumait de son air pesant et glacial. Le vent hivernal, fort impétueux, cinglait Saint-Denis mais ne réussissait pas à empêcher les immigrés de déserter leurs maisons et se jeter dans les dédales de la ville pour trouver de quoi nourrir leurs nombreuses familles. Les femmes s’attroupaient dans les salons de coiffure ou à Château-rouge, y préparaient des décoctions toxiques en tout genre pour rendre leurs cheveux plus souples, leurs peaux plus claires. Elles blablataient, se trémoussaient au rythme de la Rumba ou de Ya Mado, se racontaient les innombrables infidélités de leurs maris ou s’indignaient des performances très peu satisfaisantes de leur progéniture. La télévision nous infligeait un énième débat sur l’immigration ou le racisme, et quelques petits noirs en mal de visibilité se plaisaient à s’y pavaner.

Moi, j’étais dans ma chambre, assis à mon bureau, heureux, l’âme envahie par l’enthousiasme, l’esprit essoufflé par ma nuit de travail acharné. Je venais de boucler le premier article mon blog « Beaux noirs ». Soudain, les mots de ma grande sœur Kimia, la veille commencèrent à déambuler dans ma tête en pas saccadés : « Motema, je te dis, ne publie pas ton article sans l’avoir fait lire au préalable par un ami, pour être sûr qu’il est exempt de fautes et d’incohérences. » J’éteignis mon ordinateur et m’allongeai sur mon lit. Je m’allongeai sur mon lit, à plat ventre, mais n’arrivais pas à dormir. Ce n’est point la joie de pouvoir publier mon article qui séquestrait mon sommeil, encore moins l’appréhension des impressions des lecteurs ou les mots intelligents de Kimia. Mon insomnie prenait source dans ma plus profonde enfance…

Je suis né au milieu des ave maria mélancoliques de ma mère et des gronderies intempestives de mon père. J’ai grandi à Kinshasa. Kinshasa la belle. Kinshasa, échantillon de cette petite Afrique centrale animée par sa démence musicale et arrosée par les effluves éblouissantes du Mbisi yako tumba. Kinshasa et sa chaleur. Mulungé ! Kinshasa et sa terre. Mabelé ! Cette terre qui vous prend dans ses bras telle une mère, vous porte en son sein, vous berce, pourvoie à tous vos besoins vitaux, existentiels, et plus jamais ne vous lâche. Je m’en souviens encore.

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J’ai passé mon enfance dans une petite villa abimée du Sud de Kinshasa. Une villa abimée mais belle. Belle comme la lueur insoucieuse miroitant dans les premiers regards d’un nouveau-né. Précaire. Précaire comme l’éclat d’une rose attendant l’hiver. Précaire mais pratique. Pratique comme la filiation du temps : heures, minutes, secondes. Abimée, belle, précaire, pratique. Respirant l’amour et le calme distillés par ma mère. Ah ma mère ! Ma mère, la pieuse. Il m’arrive encore aujourd’hui de me souvenir de nos prières matinales autour de la table basse du salon. Kimia entonnait un chant d’allégresse en lingala, puis nous chantions ensemble avant de laisser la place à maman qui confiait notre journée au Seigneur : «Tata nzambe pambola biso, sunga biso. » Elle poursuivait en chassant tout démon qui s’évertuerait à s’attaquer à la sérénité d’un membre de la famille. Le foulard noué aux hanches, le souffle floué et les veines gonflées au point d’exploser, elle criait de plus belle, à telle enseigne qu’on avait l’impression que sa voix allait emporter notre plafond déjà en état de vétusté avancé. Encore plus impétueuse, elle menaçait ces fameux démons qu’on ne voyait  jamais, n’entendait jamais mais qui selon ma mère étaient la cause directe de l’alcoolisme de papa, les responsables idoines de son récidiviste mal de dos –et pourtant elle était une cultivatrice-, l’invétéré coupable de mes mauvaises notes en mathématiques. C’est pourquoi elle ne leur faisait pas de cadeaux. Riche de sa foi vielle d’au moins trente ans, elle leur envoyait la foudre au nom de Jésus, le tonnerre pour éteindre leur souffle, elle jetait sur eux un feu ardent pour les brûler et les faire périr à jamais, encore au nom de Jésus. Enfin elle leur donnait rendez-vous le jour du jugement dernier. Toujours au nom de Jésus, nous clôturions la prière en chantant avant de nous mettre sur le chemin de l’école. Nous fréquentions tous le même lycée, mes sœurs et moi mais nous n’y allions pas ensemble. Toute affublée d’exaltation, Kimia s’empressait de retrouver le Lycée de la Gaieté, radotant à qui voulait l’entendre qu’elle était en Terminale et s’apprêtait à voler pour la France, pour y poursuivre ses études. Elle était suivie par ma petite sœur Ndaya, élève de troisième, bavarde comme une pie, croyant encore en l’existence du Père Noel et traversant avec témérité la phase de puberté, le genre de fille qui les soirs, interprète des chansons de Beyonce devant le miroir du salon, mais une fille aussi belle et imprévisible qu’un orgasme féminin, une petite boule d’énergie rêveuse, la préférée de papa. Moi, j’arrivais toujours en retard au lycée. Il m’arrivait même de manquer les cours. Parce que je n’aimais pas les mathématiques. J’exécrais la voix détonante du professeur de mathématiques qui s’amusait à me ridiculiser en m’imposant de résoudre des équations aux mille inconnues devant toute la classe. Parce que je vomissais l’orgueil de mon père lorsqu’ il m’intimait : « tu dois t’améliorer en maths, tu dois devenir un grand ingénieur ou un médecin reconnu.» Je détestais le jour de remise des copies de maths, craignant l’habituelle bastonnade réservée à ceux qui avaient de mauvaises notes. Moi ce que j’aimais c’était la prose d’Henri Lopez, l’originalité et l’engagement des textes d’Aimé-Césaire. À cette époque, mon père ne le savait pas encore…

A cette époque, mon père ne savait pas encore qu’il m’avait détruit dans ma chair et dans ma propre estime.

Je ne le voyais que les week-ends ou les vendredis soirs, lorsqu’il rentrait ivre, déséquilibrait l’atmosphère paisible de la maison, faisant trembler les murs de la maison de sa voix forte de quinquagénaire en bonne santé physique. Nous ne l’entendions que lorsqu’il nous interdisait de regarder la télévision ou nous intimait de réviser nos leçons. Maman m’avait raconté qu’à ma naissance, il s’était tant réjoui d’avoir un garçon. Mais jamais de ma courte vie, je n’avais noté un témoignage, fût-il futile, de cet amour. Je passais le début de ma jeunesse à l’esquiver, à respirer à sa vision, à vivre à sa volonté, à pleurer sous les poids des coups qu’il m’infligeait, à marcher tête baissée, blessé par les mots tranchants sur moi par lui dardés. Il n’avait de cesse de me rappeler que je n’étais qu’un bon à rien, un nullard devant l’Eternel. « Tu n’es qu’un imbécile, un cancre, Motema, zoba, niama» qu’il me dit un matin en pleine rue alors que j’avais mal rangé des meubles dans notre camion de déménagement. « Bon sang. Qu’il est bête ce garçon ! » Il criait. Tu ressembles même à qui ? Pas à moi dans tous les cas » . Les regards fixateurs et tristes de maman n’y firent rien. Les larmes discrètes de mes sœurs non plus. Devant une horde de femmes en pagne qui rentraient des champs. Devant les yeux des jeunes de mon âge qui baissaient leurs têtes pour pouffer de rire. J’avais tant entendu ce mot cancre qu’il m’arrivait de croire que c’était mon prénom. Mon père m’appelait cancre, moi, sang de son sang, chair de sa chair. Cancre, et il souhaitait que je devienne un grand ingénieur ou un médecin reconnu. Cancre, mais je décrochai mon baccalauréat scientifique. Cancre mais il m’inscrivit à l’université des sciences appliquées de Paris.

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MOKE (1950-2001) – Intérieur aux enfants endormis, 2007 – Huile sur toile, signée

A cette époque je ne savais rien de la négritude et de l’africanité.

Contrairement à Kimia arrivée un an plus tôt, je n’avais pas rêvé la France. Simplement je me démenais à suivre le dessein tracé par papa. Pendant deux ans, je perdis ma vie à somnoler dans l’Amphi-Informatique. Deux ans à m’infliger des programmes informatiques insondables. Deux ans à fuir mon miroir, apeuré par mon propre reflet, torturé par la honte d’exister, de n’être qu’un cancre. Deux ans à me demander combien de temps encore, j’allais vivre la vie de mon père, celle dont il avait toujours rêvé pour renaitre, pour s’affirmer. Deux ans à répondre : « sango malamu mama, ça va » lorsque maman prenait des nouvelles de moi au téléphone, et pourtant j’étais proche du suicide. Deux ans à m’exclamer « amen, amen » lorsque papa m’encourageait : « travaille dur, Motema, bientôt tu seras un grand ingénieur en informatique »

Deux ans à mentir…

Et un jour, l’amour en décida autrement. Un jour d’été, la vérité jaillit de l’amour. Un midi ensoleillé, assis sur un banc de la place Châtelet-les Halles, m’empiffrant des sonorités percutantes de Fela Ramson Kuti, les yeux rougis par mes excès de café et de Red Bull, un ange vint se poser près de moi. Un ange aux bulles étoilées à la place des yeux. Un ange à la peau couleur miel, comme ma mère. Un ange tenant entre les mains Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé-Césaire. Un ange prénommé Andela. Une fille fabuleuse. De l’amour surgit la vérité.

-Water no get ennemy est vraiment la plus belle chanson de Fela, qu’elle me dit.

Je feins de n’avoir rien entendu. Elle toussota. Certainement pour capturer mon attention. La fille reprit :

– Ma mère aimait beaucoup Fela, elle connaissait toutes ses chansons par cœur.

C’est une camerounaise, me dis-je intérieurement. Ah les camerounaises et leur beauté foudroyante. Les camerounaises et leur accent prétentieux.

– J’ai fini de relire Cahier d’un retour au pays natal hier soir pour la quatrième fois, me vantai-je.

Eclats de rire! Tournoiement de passions ! Enchevêtrements de confidences !

S’ensuivirent des long discours interminables sur nos enfances. Nous nous racontions nos vies alors que nous nous ne connaissions pas. «Fais ce que ton cœur t’intime de faire, me glissait Andela à l’oreille en m’embrassant avant de s’en aller vers vingt-trois heures » Je ne dormis pas cette nuit. Je pensai à moi. Je pensai à Andela. Je pensai à Andela et moi. Je l’aimais. Déjà.

Grâce à elle, j’arrêtai mes études en informatique pour m’inscrire en littérature noire à la Sorbonne. Grâce à elle, j’eus le courage de l’annoncer à mon père. Il ne me parlait plus. Maman non plus. J’étais de nouveau un cancre. Grâce à elle, je trouvai un stage dans un collège de la place parisienne. Ce collège regorgeait une kyrielle d’enfants d’immigrés noirs en quête d’identité. Je les voyais timides, mal dans leurs peaux, leurs subconscients leur rappelant en permanence qu’ils ne sont pas intelligents, pas assez beaux, inférieurs aux blancs. Je revoyais ma propre timidité, mon manque de confiance en moi en ces enfants. Je les écoutais, les contemplais avec fascination. L’un d’entre eux me dit un jour en larmes : « je suis un con, cancre. » Cancre ! Encore. C’est pour ces petits jeunes que j’ai décidé de créer mon blog « Beaux noirs ». C’est pour leur dire qu’ils sont beaux, pour me soigner de mon propre mal-être que je titrai mon premier article : « Les noirs sont beaux et intelligents. » Ainsi débutait mon article :

Nos ancêtres ont bravé l’esclavage, ont souffert de la colonisation. Lentement on a semé en eux la honte d’être noir. Lentement on leur a convaincu qu’ils ne sont pas assez beaux, pas assez intelligents. Je crois que cette honte, ce dégoût de soi-même, ce sentiment d’infériorité sont restés indélébilement fixés à nos mémoires et transmis de générations en générations. A force de croupir sous les coups de fouets du maître, l’esclave a fini par croire que la beauté et l’intelligence étaient des denrées trop prestigieuses auxquelles il était totalement irréaliste d’aspirer. Les pleurs ont fini par laisser place à la haine. La haine de soi.

Mais aujourd’hui, seulement aujourd’hui, je prends conscience qu’il y a en moi des mémoires, des ondes absurdes qui m’empêchent de m’aimer tel que je suis, tel que j’ai été créé. Je me pardonne. Je décide de m’aimer tel que je suis, tel que j’ai été créé»

Je pense que je ne parvenais pas à publier mon article ou à le proposer à la relecture d’un ami à cause de mon père. Oui ! A cause de ce qu’il s’est évertué à faire de moi depuis le jour où je suis entré dans ce monde : un garçon déséquilibré, révolté, timide, laid. Je crois qu’il détenait les clés de mon estime de moi. Je crois que lui seul pouvait m’aider à me dire que je m’aime, à me convaincre que Motema n’est pas un synonyme de cancre. Je ne lui en veux pas. Je n’en veux pas aux noirs. Ce n’est pas leur faute.

J’appelai mon père :

-Papa, je m’aime. Papa je t’aime.

-Nga pe na linga kayo, Motema.

Il fondit en larmes…

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